Encore un film Thomas Edison | |
«Ceci concerne une éléphante, qui fut électrocutée il y a cent ans. Elle s’appelait Topsy et elle
fut célèbre à une époque où les gens étaient encore étonnés par les éléphants. En plus elle faisait des tours. Elle savait se mettre debout sur les pattes arrière, les pattes avant levées
en l’air, vêtue d’un tutu de tulle. C’était une attraction courue à Coney Island et parce qu’elle était célèbre on lui avait affecté quelqu’un pour s’occuper d’elle toute seule, il
s’appelait Gus, il la nourrissait, lui donnait le bain, nettoyait son box, et naturellement un lien naquit entre eux. On pourrait appeler ça de l’amour. Gus savait que l’amour était
quelque chose d’essentiel quand on s’occupe d’un animal, aussi encourageait-il cet amour. Il lui donnait des bananes quand elle se tenait bien afin de rendre plus forte leur affection. Il
avait aussi un bâton, dont il usait, mais parce que, pour Topsy, le lien qui les unissait passait avant tout, elle l’aimait pour les bananes et lui pardonnait pour le
bâton.
Avec son âge qui avançait et la nouveauté qui faiblissait, Gus s’éloigna. D’autres animaux plus importants avaient besoin de ses services et à partir de 1900 on utilisa Topsy surtout pour les travaux de force. Il ne l’avait pas vraiment rejetée –il lui arrivait encore de lui donner de la nourriture- mais il ne lui donnait plus le bain, ne la consolait pas, et nul doute qu’il ne lui rendait plus son amour. C’était ça qu’elle voulait ; c’était à ça qu’elle était habituée. Quand quelqu’un est habitué à une certaine chose et que cette chose lui est retirée, cette personne est déstabilisée et, une fois dans cet état, il n’est pas très difficile de perdre un peu la tête. Topsy ne perdit pas la tête, mais elle avait mal et elle était triste. Et elle ne pouvait pas en parler. Elle ne possédait pas le langage. Elle était capable de penser, d’avoir des sentiments, mais elle ne pouvait pas s’exprimer parce que le langage qu’elle avait en elle était un langage d’éléphant, et puis il était en elle, enfermé. Alors, incapable de communiquer ses pensées et ses émotions, elle passa à l’acte. Elle était frustrée par son incapacité à agir sur son environnement et elle devint moins docile dans le travail. Les éléphants se souviennent si bien des choses parce que leurs expériences sont conservées dans leur corps et leur corps est très grand, et son très grand corps était plein de pensées et d’émotions désagréables. Elle essayait d’oublier ses pensées mais elle n’y parvenait pas. Elle ne pouvait les nier ou les ignorer parce qu’elle en était pleine, littéralement. Un jour après le travail, deux de ses amis passent voir Gus. Ils ont bu et ils s’amusent, ils provoquent Topsy, l’agacent, et l’un d’eux, pour rire, lui jette une cigarette allumée dans la bouche. À cause de la structure de la bouche de l’éléphant, elle est incapable de la rétracter ; elle continue à se consumer, comme une mèche, jusqu’à ce que que tout à coup une explosion se produise à l’intérieur de l’éléphante. Son visage n’indique rien. Elle a l’air calme et tranquille. À ses grands yeux endormis on ne sent rien de sa rage, et elle-même ne sait rien de sa propre rage, et quand elle se retourne elle ne sait rien de son désir de tuer. Elle n’est en fait pas consciente de sa haine pour ses deux hommes, dont l’un appuyé contre le poteau de soutènement principal. Mais elle saisit l’homme avec sa trompe, le soulève, le jette contre le poteau et il n’y a rien d’autre que le craquement des os. Un cri peut-être, parce que Gus, qui était sorti revient sous la tente. L’autre, celui qui a jeté la cigarette, est à terre sous les pieds de Topsy, et, en partie par colère, en partie par désir de communiquer sa tristesse à Gus, elle lève le pied au dessus du visage de l’homme, et le laisse retomber. D’abord l’homme pousse un cri, puis le pied retombe. Et sa tête éclate, se mélange au foin et aux bouses d’éléphant. Gus, près de la bâche qui ferme l’entrée de la tente, se contente de regarder, sa silhouette se découpe dans la lumière. Le premier des deux hommes, encore en vie, boite jusqu’à l’extrémité de la tente, et ce n’était pas que la cigarette, Topsy le sait. Elle observe Gus avec ses grands yeux et elle veut que Gus sache ce qu’elle ressent. Il n’y a aucun signe de reconnaissance sur son visage mais elle espère. Même une fois qu’elle est entourée par des hommes armés de piques, elle observe Gus pour voir s’il sait ce qu’il a déclenché. Alors on l’emmène, couverte de chaînes, elle ne cesse de regarder en arrière pour voir si maintenant, enfin il comprend. On a fait un film muet de la mort de Topsy. C’était un court métrage d’une minute produit par la société de Thomas Edison. La caméra était présente dans le demi-cercle formé par les quinze cents spectateurs du nouveau Luna Park, le 4 janvier. Topsy était debout, entourée par une foule de gens. Les caméras commencèrent à filmer. Et puis les six mille volts de cette nouvelle invention qu’on appelle l’électricité furent envoyés dans le corps de l’éléphante. D’abord il ne se passa rien, puis il y eut un tremblement, et ensuite l’agonie. La fumée qui monte de dessous des pieds. Le film montre les muscles de l’éléphante qui se relâchent, sans vie, l’éléphante qui reste debout alors qu’il n’y a plus de muscles, puis les muscles se durcissent, et ensuite l’énorme animal s’effondre dans la poussière. L’événement tout entier dura à peu près dix secondes et la caméra a presque tout pris. La différence entre la version filmée et ce que les gens qui y étaient ont vu c’est que dans le film, au moment où l’éléphante tombe à terre, c’est le silence. En 1903 à Luna Park, momentanément, la terre trembla». |
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John HASKELL Je ne suis pas Jackson Pollock (2003) Éditions Joëlle Losfeld, 2008 pour la traduction française p.45-48 |
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Après Record of a Sneeze, voici à nouveau un film de Thomas Edison : l'électrocution de l'éléphante Topsy, à Coney Island, ce triste 4 janvier 1903. | |
illustration bandeau : L'éternuement de l'éléphant, : cf références sur l'image. film : l'électrocution de l'éléphante Topsy : référence |
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