Ces outils sont, au demeurant, très étonnants : il s’agit notamment d’appareils photographiques entièrement fabriqués
par Tichý lui-même, des appareils
faits de boîtes de carton, de tubes de récupération avec assemblages de sparadraps, élastiques et autres lacets, etc.
Ce sont des objets qui ressemblent à des appareils photo mais qui sont faits dans des matériaux pire que pauvres et qui ont une apparence « trash », des sortes d’objets relevant
plus du détritus que de l’objet d’usage courant. Ces appareils photographiques ainsi que des bouts de photos écornées, déchirées, tachées, fragmentaires, sans qualité et puis des portraits
de lui en clochard sont les premiers éléments sur lesquels nous butons en arrivant dans l’exposition.
Comme des pièces à conviction.
Lorsqu'on expose un photographe, ce
n’est généralement pas ce qu’on montre, d’emblée, de l’œuvre de artiste. Il y a là un procédé d’exposition dont on se sent immédiatement captifs.
Cette curieuse approche m'a amèné à m'interroger sur le photographe lui-même, sur sa vie et la nature de son travail.
Miroslav Tichý est aujourd'hui un
monsieur de 82 ans. Tchèque, né en Moravie. A priori, il vit toujours dans sa petite ville natale de Kyjov. Personnage sauvage, replié sur lui-même, évitant tout contact.
Pour l’anecdote, il faut savoir qu’en tchèque « tichý » signifie «silencieux ». Il porte donc un nom prédestiné qui tend à épaissir le mystère autour de ce personnage.
C’est Harald Szeemann (aujourd’hui décédé), le grand commissaire d’expositions internationales, H.Szeemann qui le présente en 2004 à Séville à l’occasion de la Biennale.
Rappelons, tout de même qu'Harald Szeemann, est une figure de premier plan, quelqu’un d’exceptionnel dans le monde de l’art contemporain : « Quand les attitudes deviennent forme »,
1969, Berne : c’est lui . Il fait découvrir, à cette occasion, au monde entier, des tas d’artistes extrêmement importants qui comptent encore aujourd’hui parmi les fondateurs de l’art
contemporain : Joseph Beuys, Richard Serra, Pistoletto, Buren, Sarkis, etc.).
Et là, à la suite de cette présentation de Séville, une rimbambelle d’expositions Miroslav Tichý ont lieu dans des lieux prestigieux :
- le Kunsthaus Zurich
- Prix Découvertes aux Rencontres internationales de Photographie d’Arles
- Les institutions lui achètent des photos aussi bien en Europe qu’aux USA, etc.
Alors qui est-il ce Miroslav Tichý ?
Que sait-on de lui ?
Il est né en 1926 en Moravie. Il passe à l’École des Beaux-arts de Prague et entame une carrière de peintre.
En 1948, c’est la prise de pouvoir par un régime communiste et Tichý adopte une position de repli.
Dans les années 1950, il retourne vivre dans son village natal de Kyjov et s’initie (seul) à la photographie.
C’est là qu’il va fabriquer ses propres outils de prise de vue avec du matériel de rebut (boîtes de conserves, verres de récupération, carton à chaussures, etc.).
C’est ce qu’on voit dans la vitrine, lorsqu'on arrive dans l'exposition.
Pendant 30 ans ou un peu plus, (jusqu’à la fin des années 1980) il vit isolé , tel un ermite et va photographier de manière monomaniaque , tous les jours, les femmes de Kyjov. Et il va
développer ses photos lui-même avec les moyens du bord ; des moyens bricolés, comme ses appareils photos. Les résultats sont des objets très singuliers, approximatifs, flous, non cadrés (ou
peu), Des objets photographiques sans valeur objective. Il va coller ses petits bouts de photos dans des cadres en carton qu’il redessine, qu’il décore de motifs floraux ou
géométriques, etc. Il lui arrive parfois de retoucher au stylo à bille ses femmes pour accentuer un trait trop mal défini par sa technique trop hasardeuse. Ce qui l'intéresse, il le dira,
c'est la ressemblance, «la réalité».
Son comportement asocial fait qu’il a des démélés avec le pouvoir en place.
Il sera interné dans des hôpitaux psychiatriques (selon l’habitude de ce type de régime).
Mais l’événement décisif pour lui sera la mesure d’expulsion de son atelier dont il fera l’objet en 1972.
Dès lors, il va se dégrader physiquement, se négliger : il ne se lave plus, porte des haillons, la barbe et les cheveux sont longs et sales. Il aura cette apparence du clochard un peu fêlé
qu’on voit sur les photos qui le représentent (y compris dans la vitrine de l’expo de Beaubourg).
Il ménera cette existence de clochard photographe traquant les femmes dans les rues, les stades, les piscines, les parcs de la ville de Kyjov.
Il les photographiera à la dérobée, sous le manteau, leur volant des instants d’intimité ou d’égarements physiques : un décolleté, des jambes légèrement ouvertes, un maillot de bain qui
suggère des formes généreuses, etc.Tichý est fasciné par les femmes. Mais bien plus que les femmes, c’est le corps des femmes qui l’obsède. On a l’habitude de dire qu’on a
affaire à une photographie érotique chez Tichý mais je pense, pour ma part, que c'est la concupiscence qui domine dans cette production qui nous est livrée. S’il
y a érotisme, c’est un érotisme de voyeur. C’est tout de même très libidineux, ou simplement lubrique.
On dit de lui qu’il n’aurait jamais eu l’occasion de toucher une femme.
Pour préparer ce travail, je me suis tourné tout naturellement vers un moteur de recherches connu et ai tapé "Miroslav Tichý". Et là, des centaines et des centaines
d'occurences se sont alignées. Au hasard de mes lectures, sur un blog évoquant l'exposition, je suis tombé sur le commentaire suivant :
«En somme, il s'agit ni plus ni moins d'un pervers qui photographie des femmes dans des situations banales, mais avec des yeux d'un obsédé sexuel qui vole ainsi leurs portraits à leur
insu.
Doit-on en comprendre que les milliers de photographes pervers bricolant des appareils photos sur leurs canes pour mieux voir sous les jupes des filles l'été seront un jour tous élevés au
rang d'artistes ?»
Commentaire : Ralphy
Et cette question ouvre sur la réflexion concernant les raisons de l'émergence d'un artiste (plutôt que d'un autre). Ce processus m'intéresse, et j'en parle demain.
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