Le philosophe Yves Michaud s'exprime aujourd'hui dans les colonnes du quotidien Le Monde au sujet de la mutation de l'art. Des propos qui font réfléchir. Propos recueillis par Emmanuel de Roux Article paru dans l'édition du 21.05.06 |
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Nous assistons à une mutation de l'art et de la scène artistique. Peut-on en déduire la figure de l'art du XXIe siècle ?
Il est à peu près certain qu'un cycle apparu vers 1800, quand émerge l'artiste romantique, se clôt à la veille de la décennie 1980, avec la fin des avant-gardes. Depuis une vingtaine d'années, deux régimes de l'art coexistent. D'un côté les pratiques anciennes - sculptures, peintures... - continuent. De grandes vedettes comme Jeff Koons, Damien Hirst, Richard Serra, fournissent des oeuvres relativement traditionnelles aux grandes collections. Mais des artistes abordent aujourd'hui des continents jusqu'alors inconnus de la sphère artistique, ou utilisent des technologies inédites. Quels sont les nouveaux terrains investis par l'art ? La sociologie, l'entreprise ou l'humanitaire, par exemple. Les exposés de l'Espagnol Rogelio Lopez Cuenca, comme la "Picassisation de Malaga et la Malaguenisation de Picasso", relèvent de la sociologie urbaine mais, dans la forme, entendent se rattacher à l'art. Bruno Latour, sociologue, et Peter Weibel, performeur multimédia, ont présenté en 2002 "Iconoclash", à Karlsruhe en Allemagne, où ils analysaient le poids des images dans le monde contemporain et gommaient la distance traditionnelle entre l'art et son analyse. L'entrepreneur Bernard Brunon peint, avec son entreprise That's Painting Productions basée à Houston (Texas), les cimaises de certaines galeries et musées et fait valoir sa démarche comme artistique. Yann Toma récupère, lui, une entreprise défunte, Ouest Lumière, pour lui donner une deuxième vie virtuelle. Dans les années 1980, Krzysztof Wodiczko avait inventé un abri mobile pour les SDF. Cette idée a été reprise par Médecins du monde qui a distribué en décembre 2005 des tentes aux sans-abri de Paris. Ces interventions sont-elles encore de l'art ? Duchamp avait décrété au début du XXe siècle que c'était l'artiste lui-même qui décidait d'attribuer à un objet le statut de l'art. Le XXIe siècle ne remet pas en cause cette position. Le "ready-made" de Marcel Duchamp - l'urinoir, le porte-bouteilles - est devenu une figure de style populaire. Les choses les plus triviales - un instrument agricole - peuvent être perçues sous un angle esthétique, poétique et exhibé comme tel. Quelles nouvelles technologies sont et vont être utilisées ? L'art "biotech" est exploré par des artistes aidés - ou non - de scientifiques. Eduardo Kàc, qui a un laboratoire de biotechnologie à l'école de l'Art Institute de Chicago, a imaginé un lapin transgénique fluorescent avec Louis-Marie Houdebine de l'INRA, un spécialiste du clonage. Le même Kàc opère actuellement des manipulations génétiques sur des bactéries dont les modifications sont transposées en alphabet morse pour être retraduites en paroles bibliques. L'Australien Oron Catts et le groupe SymbioticA produisent des tissus artificiels pour créer de nouveaux êtres ou organes. A Nantes, en 2003, ils présentaient des morceaux de viandes artificielles qu'ils ont mangés. Le plus aventureux est l'Australien Stelarc qui a adapté sur lui la prothèse d'un troisième bras commandée par d'autres muscles de son corps. Il a également mis au point une sculpture avalable et qui se déplie dans l'estomac, ce qui a d'ailleurs failli le tuer. Il travaille actuellement sur la possibilité de se greffer une oreille artificielle sur le bras. Internet est également très présent, notamment aux rencontres Ars Electronica de Linz, en Autriche. Des sculpteurs, comme le Canadien Toni Brown, modifient en temps réel des sculptures en fonction de connexions sur des "chats" ou sur des sites pornographiques. D'autres artistes, par exemple Cory Arcangel, détournent des jeux vidéo, comme SIM City, agrandis et projetés sur des écrans en renouvelant l'art du collage. Ces nouvelles technologies induisent-elles une nouvelle esthétique ? C'est certain. La vidéo a introduit dans l'art occidental une notion qui lui était en partie étrangère : la beauté fragile des choses qui passent, l'irisation d'une goutte de pluie, le tremblement d'une feuille. Ce que les Japonais appellent le Mono no aware. La réception de l'oeuvre d'art par le public va-t-elle évoluer ? Fortement. A commencer par le cadre même de présentation : depuis la seconde moitié du XXe, le musée d'art contemporain est un cube blanc où sont montrées des oeuvres dans la lumière. Ce cube blanc devient une boîte noire, littéralement une boîte de nuit. On y case des écrans, des installations lumineuses et sonores. Du coup, face aux écrans, le visiteur zappe - rares sont ceux qui assistent à une projection de bout en bout. De plus en plus, les visiteurs sont amenés à interagir, en temps réel, face à une oeuvre. Ces nouvelles formes d'art requièrent aussi souvent la présence d'un mode d'emploi qu'il faut lire. On passe donc, saut considérable, de la pure contemplation, à l'explication, à l'intervention et à l'immersion. Puisque l'oeuvre plastique s'accompagne de plus en plus fréquemment de sons et que la mise en espace devient capitale, on pourrait presque soutenir que c'est l'ambiance, l'environnement, qui engendre l'art plus que l'oeuvre elle-même - la sensation est plus forte que le regard. Ainsi les flux lumineux liés au trafic du port de Saint-Nazaire imaginés par Yann Kersalé. L'art a été utilisé par les pouvoirs religieux, politiques. Qu'en sera-t-il alors que l'économique prime désormais ? Les systèmes totalitaires du XXe siècle, nazisme, stalinisme ou maoïsme, avaient bien compris le "bon usage" de l'art total en organisant des défilés géants soigneusement orchestrés sous l'oeil de caméras. Aujourd'hui, c'est au tour des décideurs économiques de s'en servir. L'art est au coin de la rue dans les affiches de Nan Goldin qui vante le réseau ferré d'Ile-de-France, dans la sonnerie de notre téléphone portable, dans le costume fluo des éboueurs ou dans la musique qui nappe les grandes surfaces commerciales. On ne sait plus qui influence l'autre de l'art ou de la société : les CRS sont habillés comme des guerriers de jeux vidéo, et les tenues de camouflage de l'armée sont recyclées par les créateurs de mode. Du coup, il ne reste plus beaucoup de place pour un art réellement engagé puisque tout y est détourné, digéré. Même la provocation est rapidement récupérée. |
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Sites d'artistes :
- www.ekac.org - www.stelarc.va.com.au Ars Electronica : www.aec.at Centre d'art de Karlsruhe : http://on1.zkm.de/zkm/ A lire : - L'Art numérique, Edmond Couchot et Norbert Hillaire (Paris, Flammarion, coll. "Champs", 2005). - L'Art à l'état gazeux, essai sur le triomphe de l'esthétique, Yves Michaud, (Hachette Pluriel, 2004). photographie : AFP/JEAN-PIERRE MULLER Commentaires |
Comment dès lors s'éduquer à ce qui sera "devant"? Etre attentif bien sûr à des univers inconnus pour soi (je viens les trouver sur votre blog entre autres) ? Je lis actuellement le livre (pas tout jeune) de Sally Price : Arts primitifs, regards civilisés. Il y a des réflexions sur le "principe d'universalité" et autres considérations qui ne sont pas sans relation avec les questions que soulèvent votre note...
A bientôt